La lumière peut être envisagée de deux façons. D’un côté, elle est ce qui permet l’apparition des êtres, ou leur compréhension (si on en fait une métaphore de tout « éclaircissement ») ; elle est alors une simple « condition » de ce qui est, de ce qui se trouve en elle, et qu’elle rend visible. D’un autre côté, on peut l’envisager pour elle-même, comme une puissance propre, une réalité certes, que l’on peut nommer, mais qui est pourtant différente des « choses ». Dans ce second sens, « À la lumière » serait à entendre sous la forme dédicataire, une dédicace à la spatialité cosmique dans son expansion infinie, ignorant les limites (et la finitude) des corps. C’est cette double orientation de notre relation à la lumière que cette exposition voudrait suggérer : car la lumière, en tant que telle, ne pourra jamais être abordée « à la lumière » de sa propre mise en abyme ! Et, pas plus que la pensée ne peut se penser elle-même, la lumière ne saurait apparaître en dehors des corps opaques qui se consument en elle.
Ou encore : la lumière fait le lien entre le dedans et le dehors des êtres qui ont nécessairement des limites. Est-ce que le regard n’est pas la fonction où se joue cette « rencontre » entre l’extériorité et l’intériorité des corps ? Entre l’énergie provenant de la nécessité d’apparaître de tout individu et l’énergie lumineuse qui manifeste la spatialité réelle où se trouvent d’autres individus (également porteurs de ces mêmes énergies, parfois menaçantes, parfois « nourrissantes »), la vision serait le moyen par lequel chacun agit et réagit vis-à-vis de tout ce qui le dépasse, dans une tension permanente.
C’est pourquoi les quatre vidéos de À la lumière mettent en situation des corps en action. Voir ne saurait être autre chose qu’une activité : le regard n’est que la fine pointe d’une fonction globale ayant pour moteur l’organisme tout entier. Si la vidéo d’Adam Vackar, Slap, montre justement un visage (celui de l’artiste) contraint de fermer les yeux sous l’effet d’une gifle répétée, secouant sa tête dans un nuage de poudre blanche, celle de Claude Cattelain, From Sand to Dust le suggère disparaissant lentement avec la fin du jour : nullement attaqué par quelqu’un d’autre, il s’enfonce en marchant indéfiniment au même endroit, sur une plage. Ce sont les pieds de l’artiste qui, alors, paraissent conduire la certitude de sa vision, l’entraînant peu à peu dans les ténèbres. Dans les trois vidéos de la série « Revers », de 2017, ce sont cette fois les mains d’Ismaïl Bahri qui froissent et défroissent énergiquement des pages de magazines : les images qu’elles portaient se volatilisent en une poussière qui recouvre les doigts de l’artiste à chaque manipulation. La vaine imagerie de la société du spectacle et de la consommation fait place à une surface bientôt vide mais froissée, qui permet à chacun de réactiver sa propre fonction imaginaire, qui naît du silence intérieur, du vide que l’on fait au plus profond de soi en effaçant les idées (et les images) inutiles et encombrantes. Il faut faire taire, par des exercices répétés, notre conscience affairée, nos intentions nombreuses pour que le « temps d’être au monde » reprenne ses droits, et permette le surgissement de visions nouvelles, issues de l’activité intérieure.
La quatrième vidéo, de l’artiste danois Jesper Just, rend compte de ce surgissement d’une « vision » : intitulée What a Feeling (« Quelle sensation », 2013), elle montre des poursuites de théâtre qui se croisent dans un espace incertain, faisant songer aux coulisses d’une salle de spectacle ou aux réserves de quelque entrepôt. Parmi les éléments qui surviennent de la pénombre, le regardeur saisira peut-être un corps en mouvement, présence éphémère et énigmatique donnant le sentiment d’un monde sensuel et enchanté. Et en effet, ces quelques pas d’une danseuse ne sont que le prolongement des balayages bleus des projecteurs, comme si la lumière, à force d’activité, faisait naître une créature. Et ainsi en est-il en effet : la lumière est bien ce qui crée, et c’est à notre regard qu’elle confie le soin de reproduire, pour peu qu’on l’y exerce, cet étonnant miracle.
Emmanuel Latreille
Directeur du FRAC Occitanie Montpellier
Commissaire de l’exposition
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