« Le tournesol a cessé de prier dans la chambre lointaine ; il se contente de rougir lorsque l’enfant chercheur le lui demande. Il voisine avec des sourires fanés, de vagues gaudrioles en liasses nouées, des lambeaux d’étoffes, des boutons dépareillés soigneusement éparpillés en des boites de carton, des atlas d’autrefois, des almanachs, des abécédaires. Il collabore au petit appareillage électrique, à des produits simples, à de la verrerie élémentaire. Par la fenêtre on ne voit que des murs myopes. Dans tout cela, il y a une erreur à la base, une erreur acide. Le tournesol a cessé de prier parce qu’il n’a jamais commencé. En réalité, il vient d’Auvergne tout couvert de lichen et d’urine. L’héliotrope réside ailleurs. »
Raymond Queneau, Morale élémentaire
L’exposition Lux fugit sicut umbra fait écho à une fameuse locution latine, « Homo fugit sicut umbra » (« L’homme passe comme l’ombre »), qui commentait dans l’antiquité son état de mortel. En substituant la « lumière » au genre humain, les quatre artistes qui l’ont nourrie de leurs travaux écartent cet humanisme à portée réduite, désormais insuffisant pour rendre compte de la fragilité qui affecte le monde. Il ne s’agit plus de morale individuelle mais d’un constat de nature « physique », faisant état, au moyen d’une tautologie ironique, de la disparition automatique de la lumière avec les ombres, des ombres avec la lumière : la lumière disparait avec les ombres, elle-même n’a plus de source, elle est destinée à s’éteindre en dehors de toute métaphore possible.
Deux sculpteurs tout d’abord s’appliquent à saisir cette énergie contingente qui frappe les corps, les matières, et se disperse avec eux.
Hugo Bel fait usage du sucre pour dresser des structures translucides, d’une extrême fragilité. Ses sculptures sont éphémères. Tantôt réalisées à partir d’éléments existants, tantôt élevées comme d’imposantes icônes, ses pièces prennent l’apparence de formes luminescentes dont le regard du spectateur partage l’évanescence. Car la lumière, on le sait, ne vient pas uniquement du dehors, chacun la réfléchit avec sa propre énergie spéculaire, avec sa vision. Pour l’exposition, Hugo Bel réalisera ainsi une « coulée » flamboyante dessinée dans l’espace à partir d’une grille en fer forgé. En lien avec elle, il suspendra une grande plaque de lumière sucrée nourrissant des fleurs de tournesol, ces « fleurs qui fixent le soleil », englouties à leur tour dans la pénombre du lieu.
Rebecca Brueder a réalisé ses deux œuvres à partir de deux événements qui ont eu pour contexte la terre elle-même. Le premier est une éruption du volcan Taal aux Philippines, le 12 janvier 2020. Première éruption de l’année, l’artiste en a fixé le nuage de cendres dans un dessin pointilliste, qui lui confère une étonnante légèreté, comme si toute cette puissance tellurique se fixait dans le « rien » d’une grisaille de points infimes. La seconde est une installation monumentale sur les murs du Frac, avec de la terre et des éléments en miroir et verre. Elle fait référence à une météorite qui a frappé le globe il y a 35 millions d’années, en Sibérie, près de la rivière actuelle Popigaï, qui lui a donné son nom. À l’impact, un cratère avait été creusé sur plusieurs dizaines de kilomètres, en produisant une infinité de petits diamants, issus des coulées de graphite surchauffées par l’explosion de l’astéroïde.
Vir Andres Hera met en vidéos des figures humaines habitées par l’histoire des civilisations, des religions, des croyances. Pour lui, les êtres sont comme des palimpsestes ambulants, des feuilletages de langages, de mots formés dans une multitude de langues qu’il s’applique à enregistrer dans ses images. À travers les langues, c’est une source transcendante (désormais problématique, presque inaccessible) qui se révèle ou non, selon que les individus l’expriment à travers leur apparence, leurs rituels et leurs échanges, les lieux qu’ils habitent et qui sont d’autres langages. En véritable philosophe des images, Andres Hera parle des parts d’ombre et de lumière qui cohabitent dans les corps comme dans le règne minéral et ses dimensions infinitésimales, indissolublement liées l’une à l’autre. Pour l’exposition il présentera une installation composée de plusieurs de ses films.
Isabelle Rodriguez écrit d’abord. C’est son travail d’écrivaine qui est à l’origine de ses créations formelles. Celles-ci sont constituées d’archives d’images ou de collections d’objets, mais aussi de pièces réalisées spécialement. L’histoire qui a « occupé » l’artiste pour l’exposition est celle d’Alexandra de Bavière, la fille du roi Louis : cette jeune femme était persuadée qu’un piano était logé en elle, un vrai piano mais en verre qui aurait pu se briser en cas de mouvement brusque. Mais sa terreur n’impliquait pas sa seule personne : nul ne devait l’approcher à moins d’un mètre, et elle ne pouvait résider dans une petite salle avec plus de deux personnes, ses vêtements devaient être brossés chaque jour pour éliminer les matières qui auraient pu la traverser et abîmer son trésor intérieur ! En somme, Alexandra était confinée… Ou plutôt, c’est ce piano lumineux qui, en elle, la contraignait à s’enfermer, à se terrer, à disparaître au regard des autres. Isabelle Rodriguez convoquera plusieurs objets en lien avec cette inquiétante figure historique, ainsi qu’un texte qui en déploiera les différentes strates de sens.
Par ces œuvres croisées, les quatre artistes inventeront au-delà de leur création individuelle et de leur recherche personnelle. Comme tous les ans pour Post_Production, l’exposition est une « pièce » collective, jouant des échos entre les mots et les choses, les matières et les lumières, les images et les traces : Lux fugit sicut umbra est une proposition poétique à huit mains, quatre têtes et deux genres, mais non dualiste. Elle est peut-être surtout une formule magique, un talisman, ou une ultime tentative pour affirmer l’Unité qui nous englobe et nous produit dans la lumière, fût-elle en elle-même problématique.
Emmanuel Latreille
Commissaire de l’exposition, directeur du Frac OM
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